Blues

Les yeux rieurs et la bouche biscuiteuse, c’est vers l’âge de cinq ans que j’eus pour la première fois la sensation aiguë de prendre part à une vaste hypocrisie collective. Mes amis et moi nous esclaffions devant les échecs plus spectaculaires, plus douloureux les uns que les autres de l’ignoble Gargamel, épaulé par son chat au nom d’ange de la mort, dans sa misérable entreprise de capturer les adorables Schtroumpfs pour les dévorer goulûment, sans autre forme de procès.

Nous lui vouions* une haine au premier degré qui, loin de se cantonner aux limites rectangulaires du dessin animé, s’étendait, dans le monde réel, à tous les individus qui pouvaient lui ressembler de près ou de très très loin. Gare à quiconque, adulte, partageait deux ou trois caractéristiques physiques de l’odieux personnage ! Nous n’éprouvions pas la moindre pitié pour ces damnés qui, au-delà du jugement de leurs pairs, ne trouvaient même pas grâce aux yeux de l’innocence que nous étions censés incarner.

Innocence, tu parles ! Nous blâmions vertement Gargamel de vouloir manger des Schtroumpfs dont nous avions la bouche pleine. Et encore, il s’agissait des biscuits, pas de ces bonbons gélatineux qui se rapprochent encore plus de la conception que je me fais(ais) de la composition interne d’un Schtroumpf. Pour une raison que j’ignore, je les ai toujours imaginés invertébrés. Il suffira, pour me contredire, que revienne à ma mémoire le souvenir d’un épisode où l’un d’entre eux serait en béquilles et en plâtre. Il doit bien y avoir un Schtroumpf maladroit, je ne sais plus.

Cette prise de conscience soudaine, je la vécus en mon for intérieur, ne souhaitant pas gâter un fugace moment de communion enfantine par mes considérations moroses. De trop nombreuses compromissions, de trop nombreux mutismes accommodants devraient malheureusement suivre ce premier silence. De trop nombreuses fois, le courage viendrait à manquer, supplanté par cet affreux et citadin désir de ne pas être gênant.

Depuis lors, je ne fais qu’observer l’ascension, par moi-même et par les autres, de l’échelle de l’hypocrisie collective. Le premier barreau, c’est le mangeur de Schtroumpfs qui se fout de Gargamel. Le dernier – ou peut-être l’avant-dernier, laissons toujours une marge d’amélioration – c’est l’adulte politicailleux qui réunit ses amis autour de repas à cent mille euros, aux frais du contribuable – mais il a remboursé, il vous dit ! – pour fustiger l’assistanat qui gangrène notre pays, entre deux bouchées de plats que je saurais encore moins orthographier que la cueillette de champignons de l’élève Ducobu. Prends ça, Wauquiez, c’était gratuit.

Oui, petit droitardé* venu te délecter une énième fois de mon humour – parce que je ne serai jamais pas drôle – tout en soutenant ardemment les sombres personnages qui prétendent, si près de la retraite, interdire à ma mère de s’habiller comme elle le souhaite, sous des prétextes plus lunaires les uns que les autres, ou réduire une énième fois le périmètre dans lequel elle a la républicaine autorisation de déambuler, le tour de Bruno Abalevoile viendra. Non, il n’y a aucun rapport avec tout ce qui précède, si ce n’est, peut-être, que dans le souvenir de cet après-midi schtroumpfesque, elle était en arrière-plan, gardant consciencieusement ces enfants d’autrui qui, pour beaucoup, furent mes premiers camarades de jeux, sans jamais recevoir ne serait-ce qu’un départ d’ombre de soupçon de remarque vestimentaire de la part des innombrables parents pour qui elle a travaillé. Oui, petit droitardé, la sempiternelle rengaine, celle qui te fera soupirer, de la femme voilée qui ne dérange pas lorsqu’elle est assistante maternelle ou femme de ménage – et encore, qui commence à déranger lorsque l’idéologie folle en arrive à dépasser le bon sens ou le pragmatisme.

J’écris ce dernier paragraphe avec une délectation malicieuse, celle-là même, peut-être, qu’ont ressentie ces musiciens de l’opéra qui, ayant eu un message de revendication à faire passer – sur la réforme des retraites, je crois ? – avant de commencer à jouer, se sont fait copieusement huer par un parterre de bourgeois ventripotents tout droit sortis du XIX ème siècle. La vidéo existe. « On n’est pas venus pour ça ! », éructait l’un d’entre eux. (Oui je sais, tu n’es pas ventripotent, ta famille a même un diététicien attitré, et ça doit bien te faire sourire de la part d’un mangeur de makroudh qui transpire l’huile d’olive à chaque fois qu’il court un peu, mais la ventripotence est intellectuelle comme la nilpotence est matricielle, suis un peu). Tu n’es pas venu pour ça non plus, petit droitardé, et certainement pas pour que l’on te renvoie à la figure cette phrase de Camus qui fait florès dans ton milieu, où on la cite d’ailleurs très mal, pour justifier l’injustifiable : « entre la justice et ma mère, je choisis ma mère ». Pardonne, amateur de dilemmes moraux, à celui qui ne les goûte pas. Pardonne à celui qui les méprise, parce que précisément, il défend la justice en défendant sa mère.

A.H.

*j’aime cet imparfait et je ne l’aime pas
**que je ne confonds pas avec droitard. Pour paraphraser Nadine, j’ai un ami royaliste, donc plus blanc qu’un LR.