Malgré l’habitude, cela fait toujours tressaillir d’entendre un élève parler de solution d’un polynôme, de probabilité d’une variable aléatoire, de dérivée d’une intégrale, de dimension d’une famille d’éléments… Quel est le point commun à toutes ces expressions farfelues ? Il s’agit de l’attribution d’un qualificatif ou d’une caractéristique à un objet qui ne sied pas à la nature de cet objet. Que cet objet ne mérite pas en quelque sorte.
On parle de solution pour une équation, pour une inéquation, plus généralement pour un problème. Et un polynôme n’est pas un problème, bien qu’il puisse vous en poser. Une variable aléatoire, n’est pas un événement pour que vous puissiez calculer sa probabilité. Si X est votre variable aléatoire, vous pouvez par exemple, en fonction du contexte, nous parler de P(X=5), la probabilité de l’événement [X=5].
Quant à la dérivée, on en parle pour une fonction. Si vous posez la fonction qui, à x, associe l’intégrale de 1 à x de f(t)dt où f est une fonction posée au préalable, là vous pouvez vous poser la question de sa dérivabilité sous certaines hypothèses… Mais nous parler de dérivée d’une intégrale comme ça en tant qu’objet brut, ça n’a pas de sens.
Enfin, pour le dernier exemple, dans un espace vectoriel, quand vous parlez d’une famille d’éléments, plutôt que de sa dimension, vous voulez en fait très souvent parler de son cardinal, autrement dit de son nombre d’éléments. Peut-être voudrez-vous, par ailleurs, parler de la dimension du sous-espace vectoriel qu’elle engendre.
Pourquoi entend-on souvent ce genre de qualifications inappropriées de la part des élèves à l’oral ? Pourquoi les rencontre-t-on aussi dans leurs écrits, même si c’est un petit peu plus rare ? Il me semble qu’en apprenant le cours – si celui-ci est appris, ce qui est déjà pas mal – ces élèves se focalisent sur les hypothèses et les conclusions de leurs théorèmes. Mais c’est génial, qui peut leur reprocher de se focaliser sur les hypothèses et les conclusions ? C’est très bien en effet, mais il me semble que, parfois, c’est au détriment d’une question initiale qui est celle de la nature des objets intervenant dans les hypothèses, dans les conclusions et des relations entre ces objets.
Un petit peu comme en grammaire, il est bon de se poser la question de la nature de chaque objet et des relations qui lient tel objet à tel autre objet. On pourrait trouver trivial le fait de se poser cette question. Certes. Mais beaucoup d’inadéquations à l’oral viennent de faiblesses dans cette grammaire. Je ne parle pas d’un oubli d’hypothèse, d’un renversement d’implcation comme « continue implique dérivable » plutôt que « dérivable implique continue », non. Ici, je parle de situations où l’élève décrit de manière complètement inadéquate un objet donné. Comme si, par exemple, je m’amusais à me poser la question de savoir si un rocher était ovipare ou vivipare – souvenirs lointains de cours de sciences naturelles – question qui n’a aucun sens pour un rocher.
Donc, si l’on voyait les mathématiques un peu comme une langue étrangère à domestiquer, cela nécessite de s’intéresser énormément à sa grammaire. Pour une langue vivante donnée, le fait de la parler fréquemment, de s’entraîner à la compréhension orale, permet de se débrouiller. Mais pour domestiquer une langue, pour pouvoir la faire mienne, il me faut manipuler sa grammaire. Il me faut comprendre la nature des objets manipulés et les relations qui lient ces objets entre eux.
Encore une fois, cela peut paraître trivial, mais certains élèves sont capables par exemple d’utiliser le théorème des valeurs intermédiaires sans à aucun moment ne faire intervenir une fonction. Vous pourriez dire, attendez, mais comment ça se fait ? Oui, ils ont une équation, il n’y a pas de fonction posée par l’énoncé, ils se rendent bien compte qu’avec le théorème des valeurs intermédiaires ou son corollaire, ils vont pouvoir justifier peut-être l’existence voire l’unicité d’une solution à cette équation dans un intervalle donné. Mais ils ne posent pas de fonction. Ils ne disent pas : « soit f la fonction définie par machin, je vais vérifier que bla bla bli bla bla bla… » Ils peuvent, de manière indirecte, vérifier les hypothèses requisses, mais sans jamais parler de fonction.
Remarquez que cela ne concerne pas forcément des élèves qui sont complètement en difficulté et qui prennent pas d’initiative. Pour le coup, dans ce dernier exemple, il y a bien prise d’initiative de la part de l’élève. Mais prise d’initiative maladroite. à cause du fait que, peut-être, on ne s’est pas assez posé la question de savoir quels objets étaient mis en œuvre dans tel théorème. Un peu comme si un touriste débrouillard allait parler, en Italie ou ailleurs, la langue sans aucune connaissance de sa grammaire. Pour la communication rudimentaire, c’est très bien. Ça l’est un peu moins si vous êtes jugé à l’écrit ou à l’oral sur votre capacité à bien formuler vos idées.
À l’écrit, ça va rendre imprécis ce que vous dites, même si vous allez parfois tenter de le maquiller un peu plus qu’à l’oral. À l’écrit, on peut se dire qu’il y a un énoncé, parfois long, parfois avec des préliminaires, qui décrit plus ou moins bien les choses. En fait, l’élève va s’abriter un peu derrière la grammaire de l’énoncé. Il ne va pas trop se risquer, il va reprendre les formulations des questions qui sont posées, ce qui peut parfois faire l’affaire. Il ne va pas se risquer à aller plus loin. C’est comme si on était dans une situation d’interrogatoire, d’interrogation écrite. où l’élève fait de la rétention d’informations. Où il essaye d’aller au résultat mais en se disant : plus je vais en dire, plus on pourra retenir de choses contre moi. Ça le rend malheureusement, comme nous le disions, très imprécis, et ça le limite dans sa capacité de description et donc d’action.
Ce qui est déjà dommageable à l’écrit devient flagrant à l’oral. Un manque de coopération, une rétention d’information à l’écrit est bien moins visible qu’à l’oral. Cette question de la nature des objets mis en jeu et des relations qu’ils entretiennent devient une question de survie si vous voulez continuer les mathématiques dans le supérieur et notamment si vous comptez croiser de l’algèbre linéaire, des espaces vectoriels. C’est le festival de la grammaire : des objets complètement différents peuvent être des vecteurs en fonction du contexte, les relations qui les lient sont très importantes, il faut savoir qui est un scalaire, qui est un vecteur, etc.
Le conseil que je peux vous donner est le suivant. En apprenant votre cours, bien évidemment il s’agit toujours d’apprendre proprement les hypothèses des théorèmes, leurs conclusions, mais en amont, de se poser ces questions simples, si elle ne se sont pas pas posées, si ells ne sont pas évidentes pour vous, surtout quand on introduit des éléments de langage nouveaux : quels objets interviennent dans tel théorème, et que sont ces objets ? Sur quoi tel résultat s’applique-t-il ? Quels sont les objets intervenant en conclusion ? Quel objet peut-on qualifier avec tel adjectif ?
De quoi vous éviter, à l’avenir, de parler de solution d’un polynôme, de probabilité d’une variable aléatoire ou de dimension d’une base.
Vous trouverez ici sur ma chaîne youtube, l’équivalent à peu de choses près de cet article en format audio.