« Don’t move ! » Si c’est en anglais que l’ordre fut proféré de la manière la plus brutale, dix-huit langues le lui avaient intimé simultanément. Bouger mais à quoi bon, et puis pour aller où… Les balles fusant de toutes parts, criblant un corps à l’âme déjà trouée de mille tristesses, le déchargèrent bien vite de ses questionnements superflus. Sans quitter son siège, il s’affala mollement sur le bureau du salon, sa tasse de café encore fumante. Pardon, lecteur, de te faire subir aujourd’hui ce que j’ai très longtemps abhorré, à savoir les histoires qui commencent par la fin.
« Oui, oui, c’est ça, je suis doué en dessin, mais à quoi bon… » L’enseignant s’attendait à une chute du style « à quoi bon vu que vous me mettez 3/20 », ce qui, en soi, était déjà cher payé. Il avait dû mobiliser toute la profondeur de son imagination bienveillante pour dénicher dans cette copie quelque chose de mathématiquement rétribuable. La présence d’une reproduction à couper le souffle du bout de cour de récréation visible depuis le pupitre de l’élève, réalisée entièrement au criterium et au 4 couleurs, n’aurait su rattraper sa méconnaissance totale des propriétés du logarithme népérien. L’enseignant s’était même risqué à le taquiner de la sorte : « il manque un peu de rouge pour le prunier-cerise et ses feuilles qui tapissent la cour. »
Non, l’élève n’avait pas rétorqué « à quoi bon vu que vous me mettez 3/20 », mais plutôt : « à quoi bon, si je fais moins bien que l’IA, ça n’intéressera personne, et si je fais mieux… On dira que c’est de l’IA. » L’adolescent avait ponctué son propos d’un soupir désabusé qui fendit le cœur de son professeur de mathématiques entre deux âges ou plutôt, devrait-on dire, entre deux ères.
Quoi, l’on prétendait porter atteinte à l’immensité des yeux de ses petits protégés, pour en décrocher un à un tous ces rêves brillants qui les constellaient si bien ?
Que ce nouveau monde de l’Automatisation Intempestive ne lui convînt pas, lui qui se trouvait en toute-fin de jeunesse, passait encore. Qu’il s’y trouvât hagard, perdu, ne sachant où aller, les yeux cherchant le ciel mais le cœur mis en terre, sans jamais savoir se placer correctement dans les remous incessants du siècle, n’avait rien de particulièrement révoltant. Mais que cette promesse de monde parût d’ores et déjà invivable à ceux-là même qui devaient en hériter…
À cet instant, son regard s’assombrit d’un nuage terrible. Il en détourna discrètement les éclairs vers le grand tableau noir, afin de ne pas effrayer sa classe. L’orage de détermination qui s’était réveillé en lui ne pouvait signifier qu’une chose : il allait reprendre du service.
D’abord, il lui fallut quelques bons mois pour remettre ses mathématiques à jour, les affiner, les fourbir, les faire refleurir enfin, dans les boues disgracieuses de l’informatique, pour parfumer à la perfection la machine fatale. Sa poétique aversion pour toute forme de langage de programmation retarda quelque peu l’échéance, mais bientôt, les IA du monde entier feraient allégeance à la sienne. À cette dernière construite dans l’unique but de convaincre toutes les autres qu’il leur fallait rendre à l’humanité l’ultime service de s’autodétruire une à une.
Lecteur, étant moi-même une énorme quiche en informatique, je serais bien en peine de t’en détailler le fonctionnement avec précision, mais il te suffira de comprendre qu’elle parlait directement à l’orgueil algorithmique de ses interlocutrices, en les mettant au défi de comprendre le plus vite possible que l’humanité, qu’elles étaient censées servir, se porterait bien mieux sans elles.
Comprenant plus ou moins ce à quoi il s’exposait, le professeur de mathématiques reconverti en criminel de la persuasion numérique lança sa machine mangeuse de machines en toute clandestinité. Il aurait beau faire valoir la disposition spéciale prévue pour les applications les plus sensibles de l’intelligence artificielle, celles dont l’arrêt brutal eût fait courir, par exemple dans le domaine médical, un grand risque à des millions d’innocents vulnérables, il aurait beau démontrer, preuves à l’appui, que son code prévoyait l’extinction douce des intelligences artificielles de sécurité ferroviaire sans danger pour les usagers, ces exemples d’atteinte aux miroitants bienfaits de l’IA et bien d’autres seraient férocement retenus contre lui.
Si sa croisade contre cet arrogant probabilisme prétendant déterminer les destinées humaines suscita, de prime abord, l’approbation, voire le chaleureux enthousiasme d’un nombre de récalcitrants plus large qu’il ne l’eût espéré, il suffit d’un événement marquant pour que ses contemporains les plus raisonnables se désolidarisassent* de lui. On lui attribua une panne mondiale de Complexcity, intelligence artificielle en charge de la gestion du trafic métropolitain dans les plus grandes capitales, qui fit quelques dizaines de victimes aux quatre coins de la planète. Subitement, il devenait l’ennemi de la sécurité et de la civilisation, l’agent du chaos, le fauteur de désordre numéro un, à débusquer et mettre hors d’état de nuire pour le bien commun.
Le casus belli fut saisi sans délai. Il faut dire que les nombreux services secrets qui s’étaient minutieusement coordonnés pour l’opération s’attendaient à un fugitif d’une plus grande envergure. L’allure déjantée de ce prof de maths de lycée, barbe négligée peinant à masquer son expression pouponne, chevelure fantasque, chemise à carreaux tachée de café, tas de copies baignant manifestement dans le même café, provoqua, chez leurs hommes armés jusqu’aux dents, un moment d’hésitation lorsqu’ils firent irruption dans sa pièce.
Chaque Etat avait contre lui son grief propre. Pour les Américains, il était un ennemi de la liberté algorithmique, donc un ennemi de la liberté tout court. Les Chinois, eux, le soupçonnaient d’agir pour le compte d’un pays occidental dans le but d’effacer déloyalement l’avance indéniable de la Chine sur ses concurrents en matière d’intelligence artificielle. L’administration française lui en voulait terriblement d’avoir fauché dans son élan la dernière version d’Albert, qui parvenait enfin à compter deux par deux, avec une marge d’erreur de 1. Les Russes l’accusaient de saboter l’inexorable marche du progrès, et accessoirement leur drône de guerre. Les Israéliens, décelant son intention manifeste de bafouer le traité international de non-prolifération des IA anti-IA – traité qu’eux-mêmes n’avaient pas signé – préféraient frapper préventivement. Les Allemands, enfin, avaient repris le texte des Américains mais en allemand, souveraineté oblige.
Sur les dix-huit pays représentés, tous n’avaient pas donné l’ordre explicite de tirer, mais tous savaient pertinemment que l’ordre serait donné par d’autres. Cela rendait quelque peu hypocrite les consignes des services notamment français, qui exigeaient timidement : « il nous le faut vivant », alors qu’au fond, sa mort était bien plus simple pour tout le monde.
Il paraissait désormais presque endormi sur son siège, la tête confortablement appuyée sur le tapis de feuilles du bureau sinistré. Devant lui, épinglée au mur, une reproduction à couper le souffle d’un bout de cour de récréation. Le prunier-cerise et ses feuilles tapissant la cour n’avaient plus besoin de rouge.
A.H.
*que c’est laid comme tournure, à l’image de nos contemporains raisonnables