10h12. Notre train arrivait à destination. L’annonce de la gare de Grasse recouvrit les ronflements paisibles de mon compagnon de route. Pour le tirer de son sommeil, je lui tapotai gentiment l’épaule. Son hurlement glaçant me fit comprendre mon erreur trop tard : sans le vouloir, je lui avais asséné le coup de Grasse.
Il me fallait donc poursuivre l’aventure seul. Gravir seul les innombrables marches de la traverse colorée qui relie la gare à la capitale mondiale du parfum. Lecteur, prévenant lecteur, ne t’inquiète pas pour moi outre mesure ; j’eus tout le loisir de reprendre mon souffle sur les hauteurs, de prendre une inspiration teintée d’optimisme prémonitoire pour m’exclamer : « mmm, je la sens bien, cette ville ! »
Entre deux visites passionnantes de musées sur des thèmes qui ne faisaient pourtant pas partie de mes sujets de prédilection – fragrances et robes à fleurs – mes déambulations me menèrent à une sorte de placette, de petit quartier tunisien, du moins à en croire les enseignes assez spécifiques des cafés et des restaurants qui défilaient sous mes yeux. La plupart étaient encore fermés, malgré la matinée déjà agonisante. « Ah, mes congénères au teint hâlé doivent faire la Grasse mate… »
Plus loin, devant la boutique Fragonnard – nom de peintre de roi récupéré par un parfumeur aussi esthète que visionnaire – une jeune femme particulièrement accorte* vint m’accoster en des termes très fleuris, sous-entendant que si j’avais le bon goût d’adopter un parfum à la hauteur de ma physionomie, je deviendrais le phénix des hôtes de ces bois ou quelque chose du style. « Trêve de fragonnerie, lui répondis-je tristement, je n’ai plumage de croire ce genre de compliment. » M’apprêtant tout de même à lui acheter un flacon, histoire de ne pas avoir constitué une perte de temps pour elle, je fus désarmé par sa générosité froissée : elle insista pour me l’offrir, « à titre grassieux ».
Lecteur, patient lecteur, nez crainte, car ces effluves de jeux de mots de plus en plus agrassants touchent à leur fin. Je n’eus malheureusement pas le temps d’entrer dans la cathédrale qui devait être le point d’orgue de ma visite. Il me fallait attraper à tout prix le dernier bus en direction du village voisin de Cabris. Le s se prononce, comme me l’apprit à mes dépens, les narines gonflées de mécontentement, ce conducteur de bus expérimenté, je dirais même chèvre au nez. C’est aussi ce que me confirma mon compagnon de route qui, en plus de ne pas être vraiment mort, me reprocha de ne pas l’avoir réellement écouté la dernière fois qu’il m’avait parlé des différences entre les langues d’oc et les langues d’oïl. Mais il faut croire que ce genre d’érudition linguistique – dont vous me saurez gré de vous faire Grasse – ne prémunit pas du sacrifice prématuré de l’amitié pour ce que, précisément, la langue a de plus beau : un jeu de mot qui en valait largement la peine.
A.H.
*oui j’aurais pu dire grassieuse ; ça fait partie de mon charme nonchalant d’en laisser filer un de temps en temps. D’un autre côté, le charme est rompu si je m’empresse de le signaler de manière aussi boutiquière, alors…