Cinq factorielle

Quelques amis qui me veulent le plus grand bien pointent régulièrement du doigt ma propension supposée à vouloir démontrer à mes semblables, puis à le leur arracher comme un délectable aveu, que j’ai raison. À en croire l’un d’entre eux, ce serait même pour cela que j’aurais choisi l’enseignement. Cette nouvelle sans prétention – lecteur, c’est une posture, bien évidemment, je serai toujours cet homme à l’arrogance douce que tu apprécies tant – leur est adressée en priorité.

Alors que je m’efforçais de savourer l’aberration gustative de café glacé qui m’avait été servie par erreur, et dont ma grande mansuétude m’avait commandé de ne pas réclamer le remplacement, je vis à ma droite un couple s’adonnant bruyamment à une partie de cartes. Je ne sais quel jeu nécessite de frapper violemment la main de son adversaire à des moments bien choisis ; en tous cas, ils jouaient à ça. Vieux lycéens ? Jeunes universitaires ? À un moment, la jeune fille demanda, à son compagnon, combien faisait cinq factorielle : laissez-moi vous rassurer, il n’y avait aucun développement limité de la fonction tangente en vue, et ceci n’est pas un cours de mathématiques caché. Elle voulait juste dénombrer je ne sais quelles possibilités dans son jeu de cartes. Il lui répondit, du tac au tac : ça fait 125 ! (n’allez pas, coquins, comprendre ce dernier point d’exclamation comme une factorielle à son tour…)

Mmm… Je manquai de me mordre la langue. Il me fallait rétablir la vérité, je me devais d’apporter la lumière à ce jeune homme. Comment, 125 ? Comment, inconscient, peux-tu obtenir un nombre impair avec 1 x 2 x 3 x 4 x 5, qui est clairement un multiple de 2 ? Non, mon ami, cinq factorielle, cela fait 120. C’est ce que je m’apprêtais à lui rétorquer, avant de remarquer les yeux de Chimène avec lesquels sa compagne dévorait son héros terrasseur de dragons numériques. « Tais-toi donc, mathématicien de misère, professeur de pacotille, ce n’est pas le moment d’étaler ta science ! » Mais… Mais, s’il avait un examen de dénombrement ou d’analyse asymptotique le lendemain, et qu’il leur servait cette sottise ? Ne valait-il pas mieux écorner maintenant sa fierté masculine – avec toute la délicatesse diplomatique qui me caractérise, et dont mes amis pourront témoigner à l’unisson – pour lui éviter une catastrophe prochaine ?

« Non, bien sûr que non ! Tu n’as donc jamais été jeune ? » Cette vision fugitive d’un enfant adossé contre un mur de la cour de récréation, et posant des additions sur les mots, à base de sommation modulo 26 des rangs alphabétiques de leurs lettres, tandis que ses camarades de CM2 s’adonnaient à la discussion plus saine de savoir si oui ou non, on faisait « goal volant », me fit répondre à la voix, avec un mélange de tristesse et de fierté : eh bien non, je n’ai jamais été jeune ! Puis je jetai un œil mélancolique à la table de mes voisins, qui tremblait périodiquement sous la violence de leurs coups de main. « C’est la table périodique des aimants ! », pensai-je soudain, et le calembour terrassa la mélancolie.

Mon aberration gustative terminée, il était temps pour moi de ranger le cahier bleu dans lequel on pouvait lire le début de cette histoire de factorielle (*l’abîme appelle l’abîme ! c’est drôle, j’ai mis ça après une astérix). Je m’apprêtais à partir lorsque le jeune homme m’interpella timidement : « j’espère qu’on ne vous a pas dérangé avec le bruit ! » Je souris radieusement, puis lui répondis une phrase de boomer avant l’âge : « il faut bien que jeunesse se fasse » ou un truc du genre, avant de quitter les lieux, l’allégresse au cœur, en le laissant dans l’insouciance bénigne de son erreur factorielle, et surtout, en pensant très fort à tous mes merveilleux amis auxquels la fin de cette nouvelle donnerait cruellement tort.

L’un d’entre eux, justement, terminant tranquillement sa lecture : « Auxquels la fin de cette nouvelle donnerait cruellement tort… Et démontrerait donc, une fois de plus, que tu as raison ? »

A.H.