Dans la marge

L’enfant voulait décrire, mais manquait cruellement de vocabulaire. Il s’était rendu compte que les quelques phrases qu’il avait griffonnées dans la marge de son cahier de mathématiques échouaient lamentablement dans leur tâche de saisir le caractère extraordinaire de ce qui lui était arrivé la veille.

Il écrivait comme il parlait, c’est-à-dire des phrases longues, rythmées par une armée de virgules, parcourant les forêts de mots avec la détermination d’une cadence militaire grandiose. Et dans ces forêts au sol tremblant sous le pas des conscrits, les points de ponctuation se faisaient de plus en plus discrets, de plus en plus rares, comme si le tumulte des virgules les importunait. Certainement, le jour viendrait où l’enfant parviendrait enfin à réconcilier les deux êtres ; le jour viendrait où l’enfant s’amuserait à marier le point et la virgule, afin de faire taire les critiques formulées par son lectorat, à propos de la longueur de ses phrases.

Son lectorat ? Celui-ci se limitait pour l’instant au Salamèche qui éclairait le bureau de sa queue en flammes. Il avait eu cette mini-lampe de bureau dans un menu enfant chez Quick, mais préférait répéter à qui voulait l’entendre que c’était une dresseuse débordée qui lui avait confié la garde du Pokémon, « comme dans l’histoire ».

L’enfant faisait lire à la figurine ses expressions écrites ampoulées – et là, l’auteur marque une pause pour vous laisser le temps d’admirer l’excellent jeu de mot à côté duquel vous seriez probablement passés sans cette alerte. Fini de rire ? Vous pouvez passer à la suite.

Comme la figurine n’avait pas la capacité physique de donner quelque avis que ce fût, l’enfant appuyait frénétiquement sur le petit interrupteur au dos du Pokémon, qui s’éteignait puis se rallumait en poussant un petit cri (« Sala ! Sala ! ») qu’il fallait alors interpréter comme les remarques pointilleuses d’un critique littéraire de talent.

L’histoire dont il voulait rendre compte ce jour-là concernait le brusque coup de colère de son professeur de mathématiques, la veille, au sujet de ces rédactions improvisées qu’il retrouvait régulièrement dans le cahier de son élève, en marge des théorèmes et des figurines de géométrie. L’homme aux chemises à carreaux tachées de doigts crayeux ne comprenait sans doute pas pourquoi l’enfant persistait à consigner ses textes dans un endroit aussi inapproprié, comme si de toutes les feuilles à petits, grands carreaux, blanches, jaunes, perforées ou non, il n’avait trouvé que la marge de son cahier de mathématiques pour glisser furtivement ces quelques phrases maladroites, entre le pli et le trait rouge vertical. Et ce recours intempestif à la séparation des mots en fin de ligne ! Le professeur de mathématiques avait promis de toucher deux mots à sa collègue de français au sujet des grossières hyphénations perpétrées par l’élève… Il avait dit « hyphénations » d’une grosse voix, ajoutant à la surprise vocabulaire de son public – l’élève s’était d’ailleurs empressé de noter la phonétique de ce mot nouveau dans la marge – une surprise d’ordre sonore.

Ce soir-là, l’élève tirait la langue en s’appliquant à essayer de différencier ses « a » et ses « e » arrondis. Le professeur de mathématiques allait enfin comprendre l’acharnement de son élève. Il allait enfin comprendre ce que ce dernier reprochait à la matière qu’il affectionnait pourtant le plus : bien qu’intrinsèquement beaux, les théorèmes, les formules, les inégalités n’avaient, à son goût, pas assez d’états d’âme. Emprisonnés dans leurs cellules à carreaux, les opérateurs mathématiques avaient grand besoin de la compagnie des mots pour mieux supporter leur captivité, et l’enfant leur fournissait autant de marraines de guerre qu’il ne griffonnait de lettres. Parce qu’un jour, il se targuerait, en plus d’avoir marié la virgule et le point, d’avoir scellé l’union sacrée entre les mathématiques et la langue.

« Clic clic ! » Salamèche ne réagit pas. « Clic clic ! » L’enfant secoua sa figurine pour la réanimer. « Clic clic ! » Il n’aurait pas droit à la révision de son critique littéraire ce soir-là. Bah ! Il se contenterait des critiques qu’il ne manquerait pas de lire bientôt, sur son carnet de correspondance.

A.H.