Emmenez-moi

Cette conférence de presse revêtait une importance capitale pour le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau. Devant la cohorte de journalistes suspendus à ses lèvres pincées, il allait y promouvoir son opération Place Nette, enfin ça c’est plutôt celle de Gérald Darmanin, je ne sais plus comment lui a décidé d’appeler la sienne, mais c’est toujours une excellente idée de l’annoncer en grande pompe la veille – interro surprise demain les enfants ! Bref, économisez, s’il vous plaît, un peu d’espace disque, et fusionnez-moi les deux Playmobil.

Dignité, gravité, solennité affectée étaient de mise. Comprenez donc que l’apparition, en arrière-plan, dans le champ des caméras, d’un jeune homme « typé nord-africain », insouciant, la chevelure fantasque et la barbe hybride (trop courte pour le salafi, trop longue pour le frère musulman), chantonnant sur son vélib’ malgré cette chaleur – son vélib vert ! le poumon droit pédale, le poumon gauche chante – comprenez, disais-je, que cette apparition n’était pas au goût du premier flic de France. Voici ce que la foule retailleuse put l’entendre scander, avant qu’il ne s’interrompît en se rendant compte de tous les regards braqués sur lui : « … et je me pends au coooou de mon rêêêve quand les bars feeerment.. »

Cet entrisme en scène aussi soudain qu’inattendu sortit le ministre de ses gonds. Quoi, son rapport de 73 pages sur le frérisme prenait donc vie devant ses yeux, incarné par cet homme comme le journal intime un carnet par Tom Jedusor ?
« Votre rêve que les bars ferment ?? Voulez-vous, monsieur, nous interdire l’alcool ? Prétendez-vous instaurer votre charia une veille de fête de la musique ? »
Interloqué, le jeune homme sortit vite de sa stupeur. « Mais non, de mon rêêve QUAND les bars feeerment que les marins…
– Les marins ? Quels marins ? Nous menacez-vous en plus d’une invasion de migrants ou de barbaresques qui viendraient appuyer votre charaïsation ?
– Mais non mais Az…
– AZINCOURT ??? Une menace de bataille rangée, maintenant ?? »
C’en était trop pour Retailleau, pour l’être enraciné par excellence, pour l’ancien metteur en scène du spectacle du Puy-du-Fou, pour l’ex-directeur général adjoint de la radio locale Alouette.
« Azincourt ? Qui êtes-vous, ingrat maghrébin, pour venir ainsi remuer le couteau dans la plaie, en renvoyant à la figure de l’illustre pays qui vous fait l’insigne honneur de vous accueillir, l’un de ses défaites historiques les plus lourdes ? » Le jeune homme s’apprêtait à répliquer, mais trop tard, le bandeau CNEWS était fait. Il irait rejoindre Karim Benzema et Lena Situations en tant que petite main de l’islamisme français.

Dans le vol charter qui le conduisait vers Tunis à vive allure, conformément à la volonté de monsieur le ministre, ainsi qu’aux souhaits réitérés de centaines d’antagonistes sur les réseaux sociaux (pour qui c’était même Noël avant l’heure, vu qu’ils lui avaient prédit sa « remigration » une fois Bardella au pouvoir), le jeune homme continuait de fredonner « sans bagaage et le coeur libéréé, en chantant très fooort ! » Un voyageur courroucé lui lança, de l’autre côté du couloir, entre deux bâillements : « en chantant très faux surtout. »

Par le plus grand des hasards – ou le meilleur des calculs, le ministre de l’intérieur connaissant l’horaire exact de son décollage – Bruno Retailleau leva les yeux au ciel à ce moment précis où l’avion devenait un petit point dans le ciel gris de la capitale. Ce fut son tour de fredonner : « il me seeemble que la misèère serait moins pénible au soleil! » Et il éclata de rire.

A.H.