L’armée de terre froissée

Luttant contre le vent glacé qui s’amusait à vouloir le délester de son couvre-chef, le général passait en revue l’ensemble de ses troupes. L’infanterie semblait fin prête, le pas réglé, les yeux en flammes, le regard dévorant l’horizon. Quelques piquiers disséminés ça et là, suivant les cyranesques recommandations, pointaient contre cavalerie. Mais la sienne, de cavalerie, où était-elle ? On lui avait rapporté qu’elle bivouaquait sur les hauteurs, non loin de là, et que la jonction ne saurait tarder. Il eut une moue d’impatience. Son regard se reporta sur l’ingénieux dispositif d’artillerie que l’on avait déployé selon ses instructions, et il retrouva le sourire. Cette forteresse à l’invincible réputation n’avait qu’à bien se tenir.

Ici, il nous faut éclairer le lecteur au sujet de la personnalité assez particulière d’un général sur le point de tutoyer la gloire. Notre homme, bien que se voulant mû par des valeurs sublimes, avait fini par se rendre à l’évidence : sa nature d’humain moralement faible, faillible, décevant comme tant d’autres, constituait un bien médiocre contenant pour les joyaux qu’il espérait abriter. Du moins, son goût prononcé pour l’absolu avait rendu détestable à ses yeux toute conquête facile. Les cités vaincues par ses prédécesseurs, aussi aguicheuses que fussent leurs murailles en gruyère, ne l’avaient jamais détourné du chemin austère qu’il s’était fixé. Des années durant, son pas monotone avait négligemment écrasé les feuilles défraîchies portées par les saisons sur son interminable sentier. Mais ce pas s’était momentanément arrêté, quand les craquèlements habituels avaient laissé place à la pâle fragrance des pétales de rose. La fleur qu’il avait toujours voulu cueillir se tenait devant lui : une citadelle imprenable, qui n’attendait justement que d’être prise.

Un galop majestueux se fit enfin entendre au loin. Les chevaux retardataires soulevaient la poussière blanche des champs environnant la forteresse. Ils prirent rapidement place aux extrémités des lignes de l’armée mugissante, qui se mit aussitôt en route vers son destin. Les fantassins s’élancèrent en innombrables lignes de douze, un cavalier à la tête de chacune d’entre elles. Les piquiers présents dans chaque ligne en accentuaient l’aspect vertical. L’artillerie lourde ponctuait cet assaut de grondements assourdissants, suivis de silences terribles. Au beau milieu de cette attaque réglée, l’impensable se produisit. La terre se fissura, se craquela, se froissa, se chiffonna sous les pieds de l’envahisseur, qui se trouva englouti en quelques instants.

Depuis son balcon, la jeune femme, qui avait roulé le poème en boule, le jeta d’un geste dédaigneux. La feuille froissée, les syllabes fantassines, les rimes un peu trop cavalières, les p, les q, les t, entre autres lettres piquantes, l’artillerie des points et des virgules rythmant le propos, tous se retrouvèrent dans une même agonie. Au pied du mur, le général défait perdit son couvre-chef dans un dernier coup de vent, et reprit tristement son chemin parsemé de feuilles mortes.

A.H.