Mauget Montgibier

– Sire, sire !
Cette entrée en trombe de son plus fidèle serviteur ne présageait rien de bon. Même lui qui, venant de l’autre rive de la mer, avait beaucoup de mal à s’adapter aux usages de la cour royale, devait comprendre que très peu de situations constituaient une raison suffisante pour faire irruption dans la chambre du roi en pleine nuit. Ce dernier sentit une bouffée d’agacement monter en lui : quoi, les beys de Tunis toléreraient plus que les rois de France les facéties de leurs serviteurs ! Malgré la mansuétude naturelle qui le caractérisait, que ses conseillers prenaient pour de l’approbation systématique, et que les historiens décriraient, dans leur érudition simplificatrice, comme de la faiblesse, cet agacement se mua peu à peu en colère sourde. Son serviteur ne lui laissa pas le temps d’en exprimer l’étendue.
– Ils veulent nous l’imposer ! Ils veulent nous l’imposer !
– Quoi, Montgibier, quoi ! Que veulent-ils ENCORE nous imposer ?
– Les trois couleurs sataniques, la célébration insolente de la royauté divine captive dans les geôles du Paris des hommes, cette cocarde disgracieuse que le perfide La Fayette eut l’outrecuidance de vous remettre alors que la Bastille était encore fumante… Figurez-vous, majesté, que les Parisiens les plus bedonnants en ornent leurs ridicules bonnets, dans cette obsession constante de toujours faire plus peuple que le peuple lui-même…
– Et alors, Montgibier ! Penses-tu que les coiffes des Parisiens m’intéressent au point qu’il faille me réveiller en pleine nuit pour m’en livrer compte-rendu ?
Mauget Montgibier jeta un regard discret au morceau d’horloge démontée – ses compétences en mécanique ne lui permettaient pas de dire lequel – que le roi tenait en main. Louis le serrurier était aussi bon horloger, ce qui se savait moins. Le serviteur chercha ses mots, puis répondit timidement :
– Sauf votre respect, majesté, il ne me semble pas vous avoir tiré du sommeil le plus profond…
Le roi, qui avait surpris le regard de Mauget, esquissa un geste pour cacher le contenu de sa main, puis il se souvint qu’il était le roi. Il réprima alors un sourire : par cette petite saillie contenant juste ce qu’il fallait d’ironie, son serviteur carthaginois, rescapé de la dernière peste de Tunis, devenait réellement François. Mauget Montgibier. Le serf Montgibier… Louis XVI, grand amateur de serrures, d’horloges, et de calembours, n’était pas peu fier de sa trouvaille.
– Les Parisiens poussent la coquetterie jusqu’à décorer leurs bonnets, et alors ? Tant qu’ils ne viennent pas me chercher*, femmes en tête et fourche en main, en m’appelant boulanger, je peux m’estimer heureux…
– Sire, parmi leurs meneurs, d’aucuns se sont mis à faire circuler l’idée d’en faire un emblème national, un drapeau, comme ceux que les hommes de main de La Fayette s’étaient amusés à agiter pendant la fête de la Fédération.. Un drapeau autour duquel tous les habitants du royaume de France devraient communier !
– Mais ces couleurs divisent beaucoup trop, même au sein de leurs propres rangs. « Pourquoi les couleurs de Paris s’imposeraient-elles à la France ? », ai-je entendu dire ça et là.
– Eh bien, ces drapeaux tricolores que l’on nous impose, qui nous divisent, et qui sont d’essence satanique, ces drapeaux ont vocation à remplacer la douceur fleurdelisée de notre beau royaume !
Cette fois, le roi réprima un fou rire. Il fallait l’entendre, ce jeune Carthagineois, avec son accent à couper à la guillotine ! C’est aussi la grande mansuétude de Louis XVI qui le faisait tolérer ce genre de mièvrerie de la part de ses sujets.
« Que Dieu nous prenne en piété [oui, il dit « piété »] contre cette innovation antéchristique », conclut naïvement Mauget.
Les bancs austères de la Convention, bouillonnant de rage républicaine, le tirèrent de la tendresse du souvenir.
– Citoyen Montgibier, niez-vous l’accusation portée contre vous ? Rejetez-vous le témoignage du citoyen Lécrit, alors simple laquais au service de la maison des Capet ?
La vue d’Abélard Lécrit, cette petite fouine malfaisante qui avait si bien joué le rôle de son meilleur ami, cet autre Maure francisé par feu Louis XVI, sortit Mauget de ses gonds.
– Le citoyen Lécrit est toujours laquais, même s’il a changé de service ! explosa-t-il.
– Oh, ces mots taquins vous coûteront probablement très cher, tonna le président de séance. La République n’a pas de laquais. Elle n’a que des hommes libres, et des hommes sans tête.
Silence assourdissant, qu’un toussotement discret finit par interrompre. Le député Colombet, à qui l’on reconnaissait un sens de la rigueur rare qui lui imposait d’obtenir la certitude que telle tête appartenait bien à un coupable avant de la raccourcir, demanda et obtint la parole.
– « Qui nous ont été imposés et qui nous divisent », répéta-t-il plusieurs fois. C’est la clé de compréhension de tout le problème. Seul un idiot, seul un imbécile, seul un ignare serait prêt à condamner le citoyen Montgibier ou à l’acquitter avant de pouvoir expliquer clairement le sens de ces propos, rapportés par notre témoin, le citoyen Lécrit.
Une petite voix fluette, singeant les accents de la virilité au point d’en devenir extrêmement désagréable, s’éleva des rangs des députés.
– « Expliquer » ? Qu’y a-t-il donc à expliquer ? Le propos est tout à fait clair ! Cet homme conspue le drapeau d’une République qui lui a évité les affres de la peste carthaginoise, l’a généreusement accueilli, et lui a fait boire de son sein maternel comme l’un de ses enfants ! S’il est incapable d’en honorer les symboles, qu’il retourne donc à son terrier de barbares pestiférés !
Darmanet venait de parler. L’ignoble Darmanet, comme l’appelait le tout-Paris, voire la toute-France, derrière son dos et même en face de lui : car ses traits juvéniles faisaient parfois oublier à ses interlocuteurs l’immense pouvoir que l’on avait inconsidérément placé entre ses mains : celui de président du comité des sal*uds lubriques. Le député Colombet jeta un regard dédaigneux à cette figure pouponne, à ces joues fardées à souhait, à ce visage sans rides et sans cernes qui, passé un certain âge, ne pouvait que trahir le train de vie contre-nature de la paresse autosatisfaite, puis reprit la parole.
– Votre empressement à refaire traverser la mer au citoyen Montgibier ne doit pas ternir l’image de notre République. Les autres peuples encore sous le joug de leurs tyrans nous observent attentivement. Ils pourraient être tentés de considérer leur servitude comme une douce alternative à notre fougue républicaine si, sous le prétexte de tirer l’homme de l’arbitraire de sa condition, nous nous adonnions à ce genre de justice expéditive. Par ailleurs, par ailleurs, répéta-t-il en haussant le ton pour couvrir les glapissements de Darmanet, vous reprochez à Montgibier l’ingratitude envers la République qui l’aurait accueilli. Or, c’est bien le royaume, et non la République, qui lui a accordé refuge. Et si Louis Capet s’est senti le besoin d’aller chercher ses esclaves par-delà les mers [à ces mots, Mauget eut une moue désapprobatrice, Louis XVI l’ayant largement plus considéré comme un être humain que tous les membres de cette assemblée réunis], c’est bien parce que, le vent de la liberté se levant sur nos terres, la notion de servage rebutait de plus en plus les nôtres ! Ah, ce n’est pas ici que l’on pourrait me contredire, n’est-ce pas, citoyen Duton-Moriarty ?
Derrick Duton-Moriarty, qui dormait dans une position un peu étrange – la main droite placée de manière suspecte au milieu du bras gauche – se réveilla en sursaut. Le député était connu pour ses prises de position en faveur d’une immigration massive pour atteindre l’idéal athénien: en chargeant les ressortissants d’autres contrées des tâches les plus rebutantes, les enfants de la République pourraient consacrer pleinement leur temps et leur énergie à la vie de la cité. Cette pique assassine mit l’assemblée très mal à l’aise. Ils connaissaient bien le député Colombet : quiconque se permettait d’interrompre un de ses longs développements faisait courir le risque à tous les députés de la Convention de recevoir une balle perdue, comme Duton-Moriarty venait d’en faire les frais. C’est donc avec une grande inquiétude qu’ils virent Darmanet, qui ne tenait plus en place, s’apprêter à rétorquer.
– L’adhésion aux principes républicains ne doit souffrir d’aucun bémol ! couina-t-il férocement. Elle ne peut coexister avec des sentiments d’allégeance à un Capet ! La nostalgie de royauté, cette royauté qui a tant corrompu les cœurs, se lit dans les yeux larmoyants du citoyen Montgibier. Avec cet effroyable témoignage qui l’accable, comment croire à la sincérité d’un tel revirement ?
C’en était trop pour Colombet.
De la sincérité des revirements, énonça-t-il d’une voie monocorde. Citoyen Darmanet, j’essaye tant bien que mal de balayer, au nom du refus de la calomnie, tous ces rapports qui me parviennent concernant vos prises de position en faveur de la monarchie absolue de droit divin pendant votre jeunesse. La République se trouve parfois des défenseurs bien particuliers… Mais laissons les fantômes hanter le passé auquel ils appartiennent. Notre République doit-elle faire des procès en sincérité à tous les ralliements tardifs qui en rythment l’existence ? Quid du citoyen Cahuzet, jadis premier escroc du royaume, premier faussaire, premier brigand, qui estime avoir si bien payé sa dette qu’aujourd’hui, il ne s’interdit plus aucune parole publique ? Du citoyen Emilien Odet-Castelraux, premier pourfendeur de l’enseignement public, qui prétend aujourd’hui en prendre la tête ? Du citoyen Veyrand qui, après s’être illustré par cette remarquable déclaration « la République n’a pas besoin de savon », est devenu le premier défenseur de l’hygiène publique ? Du citoyen Darmanet -oui, encore vous ! – que nos Parisiennes, lasses de ses insatiables avances, ont surnommé : « le sans-culotte originel » (surnom qui n’a de sens que si le lecteur accepte un ou deux sachets d’anachronisme dans sa suspension d’incrédulité), et qui joue aujourd’hui le mari, le père idéal en s’affichant à la moindre occasion avec sa petite famille adorable ? Ces revirements, messieurs, ne constituent qu’une infime partie de vos parcours girouettants !
Le terrible Colombet en arrivait aux cas des traîtres députés Biroux et Lemerre, qui gravitaient autour de ce jeune garçon de théâtre grandiloquent aux manches trop longues, le député et futur premier consul Maqueron, celui-là même qui, s’imaginant maître de l’Europe, entraînerait la France dans une guerre désastreuse avec la Russie… Mais le terrible Colombet s’arrêta soudain, pris d’une lassitude mortelle.
Malgré tous ses efforts en termes d’incohérence, d’inexactitudes historiques, de dialogues sans queue ni tête, malgré le mélange douteux entre Quatrevingt-treize et Deux mille vingt-quatre, l’auteur de ces quelques lignes n’aura jamais l’outrecuidance de prétendre surpasser l’absurdité de ce en quoi ses contemporains sont disposés à croire, pour peu qu’ils y soient priés.

A.H.

*sans qu’il n’en fasse la demande explicite, contrairement à certains de ceux qui le suivront