Risques

Il essayait de se faire petit, très petit. Pas question de commettre la moindre imprudence. L’époque ne s’y prêtait tout simplement pas. Il se faufilait donc entre les immeubles grisâtres, empruntant les ruelles plutôt que les avenues, les avenues plutôt que les boulevards. Ces boulevards haussmanniens qui ne devaient justement leur existence qu’à la crainte qu’inspire le furtif au puissant.

Près de deux siècles après lui avoir élargi les artères, la crainte du furtif avait vidé Paris de ses habitants. Confinés chez eux, ils s’occupaient comme ils le pouvaient, à fusiller du regard, depuis leurs balcons, les rares téméraires qui osaient s’aventurer dehors malgré l’interdiction. Certes, les cas de force majeure étaient tolérés, document à l’appui. Une attestation sur l’honneur à remplir et signer, en précisant la date du jour et la nature du déplacement. Mais il ne l’avait pas sur lui. Que se passerait-il lorsqu’il croiserait une unité de gendarmes, voire de l’armée de terre, affectée à la surveillance du confinement ? Et son bracelet électronique qui le grattait au-delà du supportable…

Au détour d’une ruelle, il croisa trois policiers, et rebroussa aussitôt chemin. Aucune variation dans le rythme de leurs pas n’indiqua qu’ils l’avaient remarqué. Il était moins une ! Le détour qu’il emprunta le fit passer devant le terrain d’un spectacle affligeant : dans une cohue monstrueuse, ses congénères s’arrachaient des denrées alimentaires peu ragoûtantes avec force violence, en se piétinant sans ménagement. Il leur jeta un regard dédaigneux, et poursuivit sa route. Son indignation lui fit baisser sa garde.

Bientôt arrivé à destination, il se souvint de ce propos blessant que ses camarades lui avaient adressé la veille : « tu te complais à t’imaginer ce que tu n’es pas. » Il ne voyait ni le sens ni l’intérêt d’une phrase aussi énigmatique. Bah ! Qu’importaient leurs saillies verbales jalouses ? Il avait au moins le mérite de tenter de s’affranchir de leur triste condition, loin de ce fatalisme déprimant. Perdu dans ses pensées, il n’avait pas remarqué les quatre militaires qui venaient à sa rencontre d’un pas décidé. Ce n’est que lorsque l’un d’entre eux toussa bruyamment, en maudissant sa hiérarchie qui lui refusait le port du masque, que notre marcheur leva la tête. C’en était fini de son escapade.

Qu’allait-il répondre lorsqu’ils lui demanderaient de présenter son attestation ? Et pour peu qu’ils fussent attentifs à sa démarche asymétrique, due à ce fichu bracelet électronique… Il jugea la distance trop courte pour tenter la fuite, et prit le parti de rester immobile, d’attendre que la foudre de l’autorité s’abattît sur lui. Peut-être devait-il improviser un couplet pour l’occasion, en attendant que la balle vînt le faucher avant la fin, tel Gavroche sur sa barricade ? Il ne put s’empêcher de penser, en comparaison, à Cyrano de Bergerac et sa courtoisie élémentaire d’attendre la fin de l’envoi avant de toucher. Il sourit tristement. N’ayant aucune idée de couplet, il se résigna à son sort, et attendit à son tour.

Mais rien ne se passa. Les quatre hommes en uniforme semblaient ne l’avoir même pas remarqué. Ce n’est qu’une fois arrivés à sa proximité immédiate que l’un d’entre eux, comme outré par l’outrecuidance de cet énergumène qui osait leur barrer le passage, esquissa un coup de pied. Notre héros l’esquiva au dernier moment, et, s’envolant à tire-d’aile, entendit encore l’homme tempêter : « saleté de pigeon ! »

A.H.