Quel meilleur endroit qu’une rame de métro parisien un soir de Covid pour saisir la comédie humaine dans son essence la plus pure ? Un wagon du soir, donc, sur une ligne relativement fréquentée. Quelque jeune délinquant commettant le crime de lèse-gens-masqués par excellence : ne pas en être ! Les regards courroucés de ses honnêtes concitoyens pleuvant sur lui, tandis que son absence de sens des responsabilités (et peut-être sa tignasse particulièrement fournie) le tenait au sec.
À la jeune femme en face de lui qui le fixait intensément depuis bientôt une minute, il décocha ce sourire en coin, mélange de remerciement et de gêne, qui semblait dire : « je vous sais gré, madame, de l’intérêt – malheureusement dénué de réciprocité – que vous accordez à ma physionomie. » Inégalité des moyens d’expression ! Si, du masqué, rien ne distingue le flirt de l’indignation, notre voyageur irresponsable pouvait se servir à souhait dans l’immense attirail de nuances non-verbales de l’entièreté du visage humain. « Quoi, mais non, il y a méprise! », dit la demoiselle du regard. Il feignit de ne pas comprendre. « Ah, madame, n’insistez pas », répondit son sourire. Plus loin, un quadragénaire ventripotent, qui faisait semblant de lire Le Monde à travers ses lunettes embuées, poussait à intervalles réguliers des soupirs d’indignation qui peinaient à s’échapper de son masque.
Étrangement, personne ne semblait vouloir faire à notre barbare l’offense – ou l’aumône ? – d’une franche remarque verbale, de toute façon trop subtile pour son cerveau primitif. Un demi-masqué, gallo-romain de l’Empire sanitaire, eût certainement subi plus de brimades (« votre nez! ») que ce visage complètement nu, visiblement peu réceptif aux missions civilisatrices. Comment corriger l’orthographe de celui qui refuse de tenir le stylo ?
Contre toute attente, le sauvage finit par sortir un livre de son sac à dos en piteux état. Chateaubriand ou quelque chose du genre. Le lecteur du Monde laissa échapper une exclamation de mépris, bien audible cette fois-ci. Qu’allait donc faire ce malotru avec un tel ouvrage ? Le manger peut-être, avec une dose de chloroquine pour faire passer le goût ?*
Oui, je le vois bien, mon histoire tourne en rond, à l’image des années écoulées depuis 2020. C’est le moment de faire entrer en scène notre ultime actrice. Une dame particulièrement âgée monta dans la rame. De mémoire d’homme, on vit rarement aïeule au maintien si fragile braver une ligne de métro si réputée pour ses secousses. Le corbeau eût dit d’elle :
Sans mentir, si votre ramage
se rapporte à votre plumage,
cela vous fait la plus chevrotante des voix.
Cette dame, donc, se hissa difficilement dans la rame, chercha d’un coup d’œil une place assise ou même un strapontin contre lequel s’adosser et limiter les risques de chute (première cause de mortalité à son âge). Trop fière pour demander quoi que ce soit à qui que ce soit, elle se dirigea, résignée, vers une barre verticale. La scène avait interrompu la pluie de regards civilisés en direction du barbare.
Place, pour nos masqués responsables, à des jeux de regard d’un genre nouveau : un deux trois soleil avec l’aïeule, autrement dit, l’observer plus ou moins discrètement (quand un Parisien se croit discret…) puis détourner rapidement le regard lorsque l’on s’apprêtait à croiser le sien : à ce moment-là, reprendre les regards indignés à l’endroit du sauvage sans masque et sans manières, ou se remettre à lire Le Monde qui le préconise.
Le non-citoyen, adossé debout contre un strapontin, leva le nez de son livre et aperçut la vieille dame à l’équilibre plus qu’instable. Ni une ni deux, il sortit son masque d’on ne sait trop où – haha, ce forban l’avait donc sur lui tout le long!, fulmina intérieurement le lecteur du Monde- le mit sur son visage, histoire de ne pas angoisser son aînée, avant de lui proposer sa place, en un seul mot, d’un ton qui n’admettait pas de réplique : « Madame. » Puis il lui offrit le bras et s’apprêta à abaisser le strapontin pour elle, mais ce fut au tour de cette dernière de se montrer inflexible. Elle acceptait sa place de bonne grâce, mais resterait, elle aussi, adossée contre le strapontin, debout. « C’est ce qu’il faut faire en cas d’affluence. » Question de civisme.
A.H.
*Il faut éprouver une compassion sincère pour tous les lecteurs assidus de journaux français, version papier ou numérique