Aujourd’hui, petite pique à l’endroit d’un collègue, d’un ami qui est mon aîné, et qu’il m’arrive de taquiner pour sa béatitude mièvre – ça c’est pour ta tranche Jean-Claude – vis-à-vis de (ce qu’en bon ancien, il considère comme) la nouveauté en général : « Ayoub, grand prêtre* du passéisme, gardien du temple de la tradition, cesse de vilipender les réseaux sociaux ! Les réseaux sociaux, c’est génial, regarde comme les élèves et les profs se réinventent sur TikTok, regarde ces petites techniques de calcul présentées en 30 secondes, ces blagues qui enrichissent et stimulent la créativité… Tiktok est un atout majeur pour l’enseignement des mathématiques ! »
(*il m’appelle vraiment comme ça ce fou)
J’ai dû modérer quelque peu le propos ; si je vous transcrivais fidèlement son enthousiasme réel, vous ne me croiriez pas. Il peut paraître simple, peut-être ennuyeusement convenu, d’en prendre le contre-pied, mais essayons tout de même – car c’est important – de le faire sans vous ennuyer, en nous focalisant sur la consistance du contenu et l’effet qu’il peut avoir sur votre capacité de concentration.
Les contenus très courts se sont multipliés sur diverses plateformes, que ce soient des réseaux sociaux dédiés au court comme TikTok, sur des réseaux plus hybrides comme Instagram, et même sur Youtube qui, hébergeant traditionnellement des vidéos plus longues, s’est mis en tête plus récemment de vous courtiser – sans mauvais jeu de mot, ou peut-être que si – avec ses shorts.
Vous êtes donc, en particulier les plus jeunes, de plus en plus exposés à des stimuli courts. Ce qui stimulait votre attention il y a quelques années, aussi bien dans le cadre du loisir que de l’apprentissage, se matérialisait par des contenus plus longs et plus consistants. Là où vos aînés (et pas forcément de beaucoup) pouvaient s’amuser d’un sketch d’une quinzaine de minutes, voire d’un spectacle complet, vous* préférez, des heures durant, enchaîner les bouts de blagues, les situations cocasses de 30 secondes, les top 8 de réactions rigolotes, et j’en passe.
(* « vous » générationnel à portée générale, ne vous sentez pas visé à titre personnel)
Parallèlement, au niveau de l’apprentissage, se multiplient aussi les contenus courts. Ils vous proposent telle technique, telle méthode, tel point clé pour comprendre rapidement telle notion de telle matière. La présence même de ces contenus n’est pas blâmable en soi. Leur multiplication, toutefois, vous fait tomber dans la tentation d’y recourir excessivement, de les compter comme faisant partie de votre travail quotidien, de vous voiler la face enfin, en ayant l’impression de vous améliorer réellement.
Pour me cantonner à ma matière, l’apprentissage de longue haleine, le travail et l’abnégation restent incontournables pour se constituer un capital mathématique sérieux : avoir les bonnes idées au bon moment (en général, vous n’en ressentez pas, de fait, le besoin criant au lycée, au vu de la relative simplicité des enchaînements, j’ai bien dit « relative », lâchez ma veste), rédiger efficacement, calculer rapidement en faisant le moins d’erreurs possible… Tout cela se perfectionne sur le long terme, en s’exerçant avec acharnement, en se nourrissant de contenus consistants : le cours de ses enseignants, les exercices vus en classe, des exercices supplémentaires si le temps le permet et si la situation s’y prête.
Il y a une facilité à se dire plutôt « tiens, telle vidéo me fait un résumé très rapide du cours, je vais gagner du temps plutôt que de l’apprendre sérieusement… Telle autre vidéo me donne des astuces rapides pour calculer mes intégrales, pas la peine d’éplucher toutes les techniques vues en classe… » Ne tombez pas dans ce piège-là. Je propose moi-même des vidéos sur youtube avec des exercices corrigés, mais elles doivent être considérées comme des compléments de ce qui a été vu en classe, certainement pas s’y substituer. Dans ces vidéos, j’essaye malgré tout de ne pas « bombarder », d’aller relativement lentemment, d’expliquer tranquillement… De scénariser la correction pour donner l’impression d’un élève découvrant le problème le jour, voir comment il réagirait, quelles idées il serait raisonnablement susceptible d’avoir dans le feu de l’action.
Je plaide aussi coupable sur le fait d’utiliser Instagram et même – sacrilège, si Jean-Claude l’apprenait, il crierait victoire – TikTok pour partager des memes mathématiques (blagues sous forme d’image ou de vidéo très courte) pour illustrer, par l’humour, telle notion de mathématiques, telle situation liée au cours de maths et à l’apprentissage en général. Il ne s’agit évidemment pas de bannir tout droit à la futilité ; un petit peu de futilité de temps en temps ne fait pas de mal. Mais à force d’adopter un mode de vie futile, nourri principalement de contenus futiles, on conditionne ses performances intellectuelles sur le long terme.
Comment veux-tu, dis-je souvent à mon collègue, comment veux-tu qu’un élève au sortir de la Terminale, abreuvé de ce genre de contenu court, habitué à scroller dès qu’il sort de cours, puisse tenir la réflexion et la concentration, par exemple, sur un raisonnement par l’absurde, ou tout autre raisonnement nécessitant plusieurs étapes, parfois sur la durée ? On veut montrer telle assertion, on suppose que le contraire de cette assertion est vrai, on avance, on aboutit à une contradiction, donc ce qu’on avait supposé était faux, donc c’est le contraire de ce qu’on a supposé qui était vrai ; autrement dit, c’est l’assertion qu’on voulait montrer au départ qui est vraie. Comment voulez-vous tenir ne serait-ce que cet enchaînement, si on est habitué à des contenus très courts et à raisonner de manière fragmentée ? Et encore, il existe des situations plus imbriquées : on peut très bien se retrouver, dans l’étape d’hérédité d’une récurrence, à devoir fournir un raisonnement par l’absurde…
Nourrir son cerveau presque exclusivement de contenu rapide, donc la chute est rapide, c’est lui faire la promesse indirecte que tout se résout en 15, 30, voire 45 secondes de réflexion. On le nourrit, par là-même, de l’illusion que l’effort est à mettre entre parenthèses. Faisons le parallèle avec ces contenus qui ne sont pas mathématiques, et que nombre d’entre vos ont dû voir passer : ces mini-vidéos « inspirantes », motivationnelles, avec une musique de fond entraînante… Regardez, tel millionnaire a réussi de telle manière, écoutez telle phrase inspirante de sa part, suivez tel conseil… Le travail, l’effort, l’abnégation, ces paramètres sur lesquels on a réellement prise, sont mis au banc, remplacés par des sagesses de génie qui ont réussi. « Mais si elles m’apprennent à être plus efficace ? » D’accord, l’efficacité n’est pas un gros mot. Mais pour être efficace, il faut se donner un temps de travail précis, réaliste, et ne pas s’amuser à le compresser à outrance comme un manager des enfers compresserait sa masse salariale sous le prétexte de cette efficacité.
Comment s’habituer concrètement à un contenu plus consistant, que ce soit dans le loisir ou l’apprentissage ? Quand vous consultez une correction mathématique, privilégiez, autant que possible, l’écrit à la vidéo. Dans mon cas particulier, si vous êtes amené à consulter une de mes corrections et qu’elle est disponible dans les deux formats, privilégiez le manuscrit. Ne vous contentez pas de la consommer en spectateur : cassez-vous les dents au maximum sur l’exercice avant de regarder la correction. L’idée plus générale, c’est, autant que faire se peut, d’essayer, à chaque fois que l’on rencontre un souci ou une interrogation sur un sujet donné, de l’attaquer en profondeur, de se donner de la profondeur. C’est bien moins gratifiant que le survol en surface sur le très court terme, mais ça vous permet de fourbir vos armes mathématiques et de vous préparer aux choses sérieuses.
Maintenant, au-delà du cadre mathématique, plutôt que rire 30 secondes d’un bout de morceau de miette de sketch, allez regarder le sketch en entier. Si telle citation, tel passage d’un bouquin vous intrigue, intéressez-vous au moins au chapitre en question, allez le lire pour avoir un contexte plus précis. Si vous pouvez vous en donner le temps, lisez le bouquin, pourquoi pas. Au lieu d’aller voir la définition d’un mot qui vous manque dans le dictionnaire, lisez, pourquoi pas, le dictionnaire en entier ! Oui, quitte à ce que l’on exagère mon propos et ironise dessus, autant que je le fasse moi-même.
Coupons l’herbe sous le pied de quelqu’un comme mon mon collègue (je vous promets qu’il existe), qui agrémenterait son propos de « gardien du temple », « grand sacrificateur », et me balancerait des noms de sectes du premier siècle après Jésus-Christ pour mettre en avant le scandaleux arriérisme qu’il m’attribue.
Que ce soit à raison ou pas, on s’en fiche un petit peu. L’essentiel pour vous, lecteur, qui commencez peut-être à ressentir mon espiègle volonté de rallonger ce texte sur les contenus courts, c’est de lire des conseils qui vous seront utiles dans la constitution de votre bagage mathématique, ou de celui des élèves de votre entourage.
Vous trouverez ici sur ma chaîne youtube, l’équivalent à peu de choses près de cet article en format audio.