L’acte décisif par lequel on abdique toute prétention de jeunesse, pour faire son entrée fracassante dans les vieux âges, varie beaucoup d’un sujet à l’autre. Pour ma part, c’est la récurrence lancinante d’un agacement* trop précis qui, dans ma trentaine déjà bien entamée, me laisse assez peu de doute quant à ma condition.
*Expression dont vous aurez tout le loisir de saisir le caractère quelque peu euphémique** dans la suite
**Oui, je viens d’euphémiser un euphémisme.
Je ne supporte plus ces hordes barbares qui prétendent me soumettre à leurs médias sonores dans un lieu public sans que je n’en aie exprimé le souhait ou, faute de mieux, mon assentiment explicite. La gravité de l’acte reste proportionnelle à la durée d’exposition, et inversement proportionnelle à la racine carrée* du niveau de décibels ambiant.
*ça n’a aucun sens, mais il faut bien que je justifie mon statut de matheux de temps à autre, même si ça passe par l’écriture de ce genre d’aberration physique probablement inhomogène – ça vengera les pi = 3 = e, tiens – et catastrophique pour peu qu’on aille dans les décibels négatifs… Un ami physicien – en tous cas plus physicien que moi – préconise plutôt de considérer l’exponentielle du niveau de décibels, l’échelle des décibels étant logarithmique.
Lecteur, tu es toujours là ? Je ne te dérange pas ? Tu as le temps ? Parce que cela risque d’être long, et que j’ai déjà bien assez épuisé et abusé de mes amis sur le sujet. En ce jour, tu es la seule épaule sur laquelle je puis encore m’épancher.
À ce point précis de mes doléances, cette épaule, tu pourrais te contenter de la hausser nonchalamment, l’air de dire « moi non plus je n’aime pas ça, et alors ». Les plus compatissants pourront se fendre d’un demi-sourire, sans trop comprendre la nécessité de prendre ma plume à ce sujet pour la deuxième fois. On aurait pu supposer que l’écriture d’un poème en alexandrins sur la question soit amplement suffisant. Oui, ce poème existe… Mais ce serait mal comprendre l’ampleur de l’irrespect, le mordant de l’insulte que je perçois à chaque fois qu’un importun vient infliger ses grisaillements d’appareil à mon oreille innocemment ensoleillée.
Sans plus attendre, commençons par écarter un contre-argument des plus fallacieux. Non, je ne prétends pas bannir toute forme de bruit des endroits prévus à cet effet, ou en lesquels un tel bruit est inévitable. Le braillement en continu d’un bambin depuis le siège voisin pendant tout un trajet en transports en commun ne saurait m’arracher le début d’un froncement de sourcil. A contrario, le souffle de buffle excédé poussé par la Parisienne à peu près quadragénaire, suivi de khooo* à intervalles réguliers (*prononcer comme « Kkhhamas »), par cette créature indélicate levant les yeux au ciel et fusillant ledit bambin du regard, eh bien ce souffle-là me donne des envies aiguës de violence physique, et certainement pas envers le nourrisson.
Un groupe d’amis qui plaisante bruyamment à la table voisine du café où je me serais installé pour travailler n’aurait aucune raison de me mettre de mauvais poil, car je ne prends pas l’établissement pour ma bibliothèque personnelle. Aux plus sceptiques d’entre vous, cette nouvelle pourra prouver ma bonne foi.
Allez, je veux bien inclure dans le royaume du décibel naturel ou de l’acceptable cet occasionnel chanteur ambulant dans le métro, que l’on peut, par un petit effort d’imagination, considérer comme faisant partie de l’arrière-plan sonore. Ma mansuétude n’ira pas plus loin.
Ayant amplement démontré l’absence de volonté chez moi de privatiser ces lieux publics, je retourne maintenant l’accusation à ceux parmi mes tortionnaires sonores qui auraient, en sus de leur méfait, cette incroyable audace de me prêter l’intention du crime qu’ils sont précisément en train de commettre.
En effet, ne crois-tu, pas, jeune écervelé qui prétends soumettre mon oreille au rythme de ton algorithme Tiktok, ne penses-tu, pingouin costarisé qui considère l’usage des écouteurs pour prendre un « call » comme facultatif, ne te figures-tu pas, harpie malfaisante* qui confonds le café avec ton open-space en faisant profiter tout ton voisinage de cette réunion Teams insipide aux huit voix grésillantes, que c’est précisément toi qui privatise les lieux de cette manière indue ?
*je suis à peu près certain d’avoir piqué cette expression au traducteur français de Harry Potter
N’ai-je fui les affres du salariat avec tant de constance – sans adhérer un instant aux fumisteries de la start-up nation, reste à distance respectable et retire cette main fébrile que tu me tends avant que je ne te la broie, mindset de pseudo-entrepreneur inconséquent – n’ai je-fui tout cela que pour assister, contraint et forcé, aux réunions d’équipe des plus grands managers de bullshit jobs de la capitale ?
Jeune – et parfois bien moins jeune – barbare qui, dans ce même café, ensanglantes mes oreilles à coups d’estocades inharmonieuses, en me faisant profiter, en haut-parleur, de conversations téléphoniques parfois fort gênantes, par quel sortilège me suis-je retrouvé propulsé dans le salon de ton appartement, et comment puis-je t’y être le moins désagréable possible ?
Cette horde de rustres inconsidérés, de tous types, de tous âges, de toutes ethnies, de tous genres, a sensiblement atteint ma qualité de vie. Mon IDH personnel est en chute libre, et il me faut soit supporter leurs brimades sonores en silence, ce qu’il m’arrive de faire lorsque l’exposition est relativement limitée, soit jouer une énième fois le détestable rôle du redresseur de torts, avec la dose d’aigreur diffuse qui va avec, soit enfin déserter les lieux publics, les leur abandonner pour rester cloitré chez moi.
Quatrième voie : j’ai trouvé une parade dont l’efficacité reste beaucoup trop circonstanciée pour me satisfaire réellement. Lorsqu’une réunion « en distanciel » sans écouteurs se déclare autour de moi, et que je suis aussi sur mon ordinateur – avec mes écouteurs parce que ma maman m’a bien éduqué – j’enlève automatiquement ces derniers et je mets le son de mon appareil au maximum, afin de mêler les joyeux toussotements de ma vieille machine au concerto d’incivilité ambiante. Bien que cette méthode se soit avérée efficace à deux ou trois occasions, je ne peux accepter d’endosser l’uniforme du barbare en la présence de tierces parties innocentes. Il ne s’agirait pas d’accélérer le syndrome de Paris du touriste japonais qui aurait le malheur de débarquer dans ce café de fous, entre les tiktocades des uns et les répliques sonores des autres.
En attendant de mettre au point une méthode de riposte plus efficace, permettez que j’accable mes antagonistes d’une dernière image parlante : votre manque de gêne m’évoque, grossiers personnages, celui d’un individu qui ne verrait aucun mal à déféquer la porte ouverte.
Comprends-tu maintenant, jeune dame qui t’es installée près de moi, à un de mes cafés de prédilection, ce sourire de franche gratitude qui a étiré mes lèvres un bon moment, ce regard soulagé lorsque je t’ai vu sortir, après avoir déplié ton Mac, une jolie paire d’écouteurs ?
Lecteur, il manquait quelque dernière scène à ce récit fort dispensable. Une dame d’un certain âge me la fournit généreusement, me permettant par là-même de magnifier la note positive de la mièvrerie précédente. Tout à l’heure, j’étais au café – tu es souvent au café, non ? – tapotant énergiquement sur le clavier de mon ordinateur, lorsque cette dame à l’aspect vénérable m’interrompit timidement depuis la table voisine. Elle semblait désigner le sol et, le temps d’enlever mes écouteurs pour comprendre de quoi il s’agissait, je lui demandai : « quoi, vous voulez la prise ? Pas de problème, je débranche mon chargeur.
– Non, ce n’est pas ça… Vous tapez du pied sur votre table depuis tout à l’heure et ça me déconcentre. »
Je manquai de bondir de ma chaise pour aller l’embrasser. En cet instant fugace, que mon bras métaphorique me semblait léger sans son brassard de sempiternel capitaine redresseur de torts ! Mais, bien sûr, je me contentai d’un simple « oui madame, navré ! Je ne m’en étais pas rendu compte, j’arrête de suite », en souriant aux anges.
A.H.